Entretien avec ma grand-mère : une famille sous l’URSS

Numériser 6

Véra Stepanovna est née au village Beloyarskoye (environ 700 habitants) du Kraï de Krasnoyarsk, en 1934. Ce village a été crée au XVIIè siècle (conquête de la Sibérie), mais essentiellement peuplé en 1907 avec des Ukrainiens, et gens d’autres coins européens de l’Empire : le gouvernement tsariste a filé des lopins de terre en Sibérie à des paysans (« On les a pas forcés ; c’était dans leur intérêt on leur filait des terres »). C’est ainsi que les grand-parents de ma grand-mère, famille ukrainienne, sont arrivés depuis la région de Kharkiv. Ils ont construit leurs maisons et on commencé à cultiver leurs terres. Puis dans les années 30 des tas d’opposants Estoniens, Lituaniens etc ont été exilés là-bas par Staline ; ils étaient interdits d’être à moins de 100km des villes, du coup ils se retrouvaient dans des villages par exemple comme celui-ci, à environ pile 100km de Krasnoyarsk («  Non y avait pas de tensions « ethniques », c’étaient des gens très bien, on les acceptait très bien »).

Il y avait une école de sept ans dans ce village (pour finir l’éducation secondaire il fallait aller au village central du coin). Ma grand-mère et ses deux frères étaient élevés par leur mère pendant la guerre ; à ce moment le kolkhoze aidait beaucoup les femmes seules parce leur mari était à la guerre, mais après la guerre il était mort et les aides sont devenues insuffisantes. Donc la mère de ma grand-mère a embarqué ses enfants en ville à Krasnoyarsk parce qu’il y avait sa sœur ; c’était en décembre 1945.

« Pour aller en ville, la gare la plus proche était à Abakan, c’était à 90km, on les a faits en camion, il faisait -40, on a demandé à une maison sur le chemin de nous laisser entrer pour nous réchauffer, c’est la première fois que j’ai vu une ampoule électrique, j’ai demandé « Mais comment elle peut brûler sans kérosène ?? » » (puis le village a été raccordé à l’électricité en 1946-47, ils ont eu la lumière pour quelques heures par jour) (le village n’existe plus, il a été noyé par le Yenissei suite à l’installation de l’immense barrage de la région, ndlr).

« On vivait très bien à la campagne ; il fallait travailler au kolkhoze et sur le temps libre on cultivait des trucs pour nous, on avait un peu de bétail. Les parents se sont mariés en 1929. Papa était parti en ville pour travailler dans une usine de coupage de bois en espérant obtenir un appartement en ville. Pendant que papa n’était pas là, maman a élevé trois porcelets, les a vendus et a acheté la maison au village. Ensuite on a toujours eu du bétail : une vache, quelques moutons, des oies, des poulets. On avait notre propre lait, on faisait notre propre beurre, on avait tout, on vivait bien, ça c’était avant la guerre. Mais pendant la guerre on a dû tout bouffer : la vache, les moutons, ils ne restaient plus que les oies et les poulets. Je me demande où maman prenait la paille, c’était le kolkhoze qui lui donnait ?…

En partant avec maman on a pris notre vache Zor’ka, on est venus en ville, on a vendu la vache à l’abattoir, ce qui nous a suffi à vivre quelque temps, maman s’est vite faite embaucher à l’usine métallurgique ; mon grand-frère s’est fait embaucher à l’usine aussi à 15 ans, l’usine nous a tout de suite donné une chambre puis un appartement, on n’a pas dû attendre sur la liste d’attente pour avoir un appart parce que le chef de famille était mort à la guerre, mon frère allait à l’école du soir après l’usine, puis il a fait l’armée, s’est marié et est parti.

Moi j’ai fini l’école, je suis entrée à la fac de médecin, j’ai eu des notes pas mauvaises mais pas excellentes, peut-être que le papier comme quoi mon père était mort à la guerre m’a fait gagner quelques places au concours, je sais pas.

J’ai rencontré Valentin (mon grand-père, ndlr) en avant-dernière année d’école donc à 17 ans, on sortait ensemble (sans sexe !!) jusqu’en 1956, où on s’est mariés quand il est revenu de Léningrad, après avoir fini la fac d’artillerie. Il est venu travailler à l’usine d’armes de Krasnoyarsk, puis il a refait une formation pour monter en grade d’ingénieur militaire, toujours à Léningrad où je l’ai suivi pendant deux ans. J’ai adoré la ville, mais je me sentais toujours désolée face aux natifs de la ville parce qu’ils ont vécu la guerre d’une manière atroce (le siège de Léningrad, ndlr). Quand on y était la ville n’était pas encore réparée de la guerre, il y avait des trous dans les murs. Il y a des maisons à plusieurs étages où on se chauffait au poêle à bois !! D’ailleurs j’ai failli nous tuer en nous empoisonnant au monoxyde de carbone (ça n’avait rien à voir avec les modèles poêle du village, ndlr). Valentin se foutait de ma gueule « Tu débarques de Sibérie et tu sais pas utiliser un poêle à bois ».

Numériser 8

Moi : « En quelle année Staline est mort déjà ? »

Mamie : « 1953, on a tous pleuré, on nous avait appris à tous que Staline c’était notre fierté ! »

Moi : « Mais maintenant tu en penses quoi du fait qu’on t’apprenait ça ? Tu y crois toujours ?? »

Mamie : « Oui, parce que Staline a gagné la guerre !! Mais en vrai nous ce qui nous intéressait vraiment c’était les politiques sociales ; ma grand-mère n’a pu avoir une retraite qu’en 1955… »

Moi : « Et tu as senti une différence avant-après Staline ? »

Mamie : « Maintenant avec mes 80 ans d’âge… je me repasse tous les dirigeants et… au début on labourait encore avec des chevaux ; aux kolkhozes il n’y avait pas de salaire mais on était payés en bouffe pour les journées de travail (genre blé/patates), on récupérait de l’huile aussi, c’était de l’huile de chanvre, en tout cas au moment où on a quitté le village c’était encore comme ça. Les hommes en récupéraient plus que les femmes… Nous avec les trois enfants et le père mort à la guerre on avait des avantages. Enfin on n’était pas pauvres parce qu’on avait notre agriculture vivrière. Et après la guerre a tout détruit… Dans les années 30 en Sibérie il y avait encore de la malaria, puis les marais ont été asséchés. On nous donnait des terres… bref on n’avait pas à se plaindre : le gouvernement se souciait de nous ! On n’était pas pauvres au village, sauf les feignasses qui ne faisaient pas leur propre potager/bétail… »

Moi : « Mais c’est tellement un discours typique capitaliste les pauvres qui sont pauvres parce que ce sont des feignasses ! »

Mamie : « Ah ? Ah oui tiens. »

Moi : « Du coup tu as vu le monde changer et tu trouves que les dirigeants ça ne changeait rien ?? »

Mamie : « Non quand même sous Staline on était tendus parce qu’il ne fallait surtout pas dire de mal du régime, on était un peu flippés quand même, puis sous Khrouschev ça s’est vachement libéré quand même, et il y a eu les retraites. L’éducation et la santé c’était gratuit, mais les salaires étaient très très bas, j’ai commencé à travailler en 1960, je gagnais 72 roubles par mois (on me retirait 2 roubles « parce que je n’avais pas d’enfant » alors que j’avais déjà un fils !) »

Moi : « Et on pouvait acheter quoi avec 70 roubles ? »

Mamie : « Le lait coûtait 28 kopeks (0,28 roubles), et 24 kopeks le pain ; 2,40 roubles la bouteille de vodka, 50 kopeks la place de cinéma… Quand on est arrivés en ville en 1946 c’était les cartes de rationnement puis ça s’est arrêté en 1947 ».

Moi : « Et l’appart, la datcha, la voiture, vous les avez eus grâce à papi ? (il était à un poste à responsabilité militaire à l’usine d’armes) »

Mamie : « Oui comme il était militaire on nous a tout de suite donné un appart à 3 chambres. »

Numériser 5

Pour améliorer leurs conditions de logement, les gens se débrouillaient pour faire des échanges astucieux d’appartements, notamment pour organiser des cohabitations et décohabitations.

« Boris (le petit frère, ndlr) s’est vite mis à faire du foot et du hockey sur glace, il faisait de la compétition, il gagnait tout, on lui a proposé d’aller dans l’équipe de hockey de Alma-Ata, où il a fait des études de sport, puis il a été attaquant centre à l’équipe de hockey de Krasnoyarsk. Maman était supporter, on voyait le stade depuis nos fenêtres, elle adorait le hockey. Elle ouvrait le carreau en haut de la fenêtre, s’emmitouflait dans des vêtements d’hiver et regardait les matches ! (par -40 les fenêtres se couvrent de givre donc on ne voit rien dehors, donc il fallait ouvrir, ndlr) Il a fait une carrière de joueur de hockey, puis il s’est marié et sa femme a refusé qu’il voyage partout pour les championnats. C’était la fille du directeur de l’usine de frigos, du coup ce dernier lui a proposé un poste, il a donc fait carrière à l’usine, il a fini à des hautes responsabilités, les employé-e-s l’adoraient parce qu’il avait créé des trucs dans l’usine genre des coins repos pour les femmes (??). Mais Boris a eu une maladie (termes médicaux auxquels je n’ai rien compris, ndlr), et il est mort à 68 ans, bon les dernières années ils buvait pas mal aussi.

Grisha, le grand-frère, qui n’avait fait que 6 ou 7 ans d’école, quand il a eu une datcha il s’est révélé très fort en agriculture et a fait pousser plein de trucs et du bétail. Il faisait plein de lard avec ses porcs, c’est peut-être pour ça qu’il avait autant de sclérose et a fait plein d’infarctus dont un à 43 ans avec passage par état de mort clinique, puis il a vécu jusqu’à 68 ans quand même. Il est mort au milieu du champ. Sa femme et restée toute seule et maintenant elle est aux USA avec sa fille et la Alzheimer.

(il y aura, possiblement un jour, une suite à cet article)

7 réflexions sur “Entretien avec ma grand-mère : une famille sous l’URSS

  1. Mais c’est génial !! J’ai toujours voulu connaitre la vie en urss et la je suis interesse a fond ! Merci a Madmoizelle.com d’avoir publié ton lien 🙂 continue

  2. J ai toujours voulu connaitre le point de vue des russes sur l URSS! (on est polonais nous ^^ donc niveau parents et grand parents ils ont quoi raconter sur ce point la aussi ;)) bonne continuation pour ton blog!
    Juste une petite question hors sujet: connais tu le village Askat, vers l Altaï? 🙂

  3. je vais régulièrement à Krasnoyarsk.Je confirme tous ce que j’ai lu dans ce texte. krasnoyarsk n’est pas très touristique , mais j’ai découvert la Siberie l’été. paysages à couper le souffle et profusion de légume à la campagne , de fruits et de champignons de la foret à faire rêver , un puriste de la gastronomie bio. Tous cela pour des sommes dérisoires. seul problèmes , les sibériens ne parlent ni le français ni l’anglais. donc apprend le russe.

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